A-Sun WU : dans la jungle des signe

Par Renaud Faroux, Historien d’art


A-Sun Wu : « J’ai eu plusieurs « périodes » : une marquée par la tradition chinoise, une autre par Picasso, De Kooning, Bacon. Puis le photoréalisme, le néo-expressionnisme m’ont touché. J’ai peint une toile très importante sur les événements de la place Tien An Men qui montre encore l’influence de « Guernica » sur mon œuvre. Je cherchais encore mon propre langage plastique qui m’a finalement été donné par la philosophie chinoise marquée par les concepts du Ying et Yang, par l’harmonie et l’équilibre. C’est ça la beauté ! J’aime à combiner ces deux forces en même temps dans mes toiles. J’ai même produit une série de tableaux que l’on peut tourner et regarder dans tous les sens où le dessin reste harmonieux sous les différents angles de vision. Mes recherches plastiques s’accordent aux choix de mes couleurs : par exemple, dans ma culture, le rouge correspond à la vie. Ainsi, on se marie en rouge. Dans la calligraphie, quand on utilise le rouge pour signer, cela veut dire : « J’y ai mis tout mon cœur, je signe avec mon sang. » On prétend aussi que c’est une tonalité qui fait peur aux fantômes ! Le rouge a beaucoup de pouvoir, c’est l’énergie ! Pour l’équilibrer, car je l’utilise souvent en grande surface, j’emploie le noir. Le blanc, c’est la paix.

Le concept clé de la civilisation chinoise est celui de l’harmonie, qu’il s’agisse d’ordonner les rapports des hommes entre eux, ou d’accorder l’individu aux rythmes de l’univers. Ma pratique artistique constitue une mise en œuvre concrète de cette vocation d’universalité, de cette suprême mission d’harmonie. Je veux dégager et retrouver l’unité des choses, mettre le monde en ordre et l’accorder au dynamisme de la création. Tout cela constitue une motivation pour modeler mon ouvrage.

Pour dominer l’univers naturel, l’homme occidental s’est séparé de lui. Cette attitude agressive, conquérante, parfois héroïque à l’égard de l’environnement est bien illustrée dans l’art des jardins classiques où la nature est soumise, déformée, violée, réduite et taillée de façon à devenir entièrement conforme à une géométrie et un dessin que lui impose l’homme. En Asie, nous avions renoncé à dominer la nature afin de demeurer en communion avec elle. Aujourd’hui, paradoxalement, les Occidentaux ayant atteint l’impasse, découvrent l’écologie et s’efforcent désespérément de négocier une réconciliation avec le monde, tandis que nous adoptons avec enthousiasme certaines attitudes européennes des plus désastreuses.

Un autre concept central de la théorie esthétique chinoise est la fonction dévolue au « qi », terme parfois traduit par « esprit », ce qui prête à contresens, à moins de bien saisir que nous avons une conception matérialiste de l’esprit, et une conception spiritualiste de la matière. « Qi » signifie littéralement « souffle », « énergie » (étymologiquement, le caractère désigne la vapeur du riz en train de cuire). Au sens large et profond, c’est l’élan vital, le dynamisme interne de la création cosmique. La tâche suprême de l’artiste consiste à capter cette énergie dans le macrocosme et à l’injecter dans le microcosme de son œuvre. Dans la mesure où chaque artiste réussit à animer sa peinture de ce souffle universel, son activité même reproduit celle du Créateur cosmique. La peinture à mon sens est donc littéralement une activité de création et non d’imitation. Elle doit présenter une sorte de champ énergétique où les formes définissent des pôles entre lesquels s’établissent des tensions. Ces idées ont été explorées par Paul Klee et une autre des meilleures descriptions de l’action du « qi » en Occident peut-être trouvée chez André Masson pour qui : « La grande peinture est une peinture où les intervalles sont chargés d’autant d’énergie que les figures qui les déterminent. »

Tous mes voyages aussi bien chez les Inuits d’Alaska, en Amazonie, au Mexique, dans les îles du Pacifique Sud, en Afrique sont la recherche de cultures primitives où j’ai retrouvé cette similarité de rapports avec la nature. C’est comme une grande et même famille. Et je crois que je fais partie de cette tribu universelle !

R.F. « Que pensez-vous de l’itinéraire de Paul Gauguin ? »

A-Sun Wu : « J’admire Gauguin. Il a eu une grande influence sur moi, il y a très longtemps, quand j’étais encore à l’école à Taïwan. Mais si j’étais resté à Tahiti, il aurait été trop présent à mon esprit. Ma culture est une drôle de synthèse entre la tradition, l’histoire de l’art, les musées et la jungle ! Plus que de l’artiste de « Noa-Noa », je me souviens qu’un matin dans le Pacifique sud, au milieu de l’océan et des rochers, j’ai vu une petite fille dessiner sur une pierre la forme d’un œil. Cela m’a beaucoup ému et j’ai gardé ce dessin précieusement au fond de moi-même. Il y a aussi la peinture des corps qui m’a influencé. Sur beaucoup de mes visages on peut voir des traits, des couleurs vives qui ressemblent à des tatouages. Je peins mes souvenirs, ma mémoire.

Dès que je me trouve devant une toile vierge, je pense à un ami ou à une scène quotidienne. Je ferme les yeux et je dessine une esquisse. Je vois sans voir et après, tout ce que j’ai déjà peint à l’aveugle, je le développe. J’aime plaquer des paysages sur des visages. Par exemple, quand je représente des Africains qui ont la peau très mate, très foncée, j’exprime toutes les couleurs du désert qui se réfléchissent sur leurs têtes. On ne distingue plus la peau noire, mais seulement des couleurs très brillantes et très éclatantes. »

R.F. : « Pouvez-vous évoquer vos impressions d’Afrique ? »

A-Sun Wu : « J’ai traversé l’Afrique en long et en large. J’ai vécu en Egypte, au Mali, au Nigéria, en Afrique du Sud… Le Sahara est pour moi une expérience très particulière car cela reste un territoire très dangereux. Si par exemple vous tombez malade, il vous faut une semaine pour trouver un village. Quand vous n’avez plus d’essence, vous arrivez à une pompe et il n’y a rien et vous devez attendre. Je comparerais le Sahara à un mariage, à une femme. Par moment vous voulez divorcer, vous voulez partir, mais vous restez quand même. Le Sahara est fantastique car vous y trouvez tout ce que vous ne pouvez même pas imaginer ; c’est comme un rêve. Un jour dans le pays Dogon il faisait très chaud et ma voiture était cassée. J’étais seul sous le soleil au milieu de nulle part. Alors que j’étais en train d’essayer de réparer, tout à coup, je me rends compte que plus de deux cents personnes sont autour de moi. Je ne sais toujours pas d’où tout ce monde est sorti. Du ciel ? Je ne sais pas… »

A-Sun Wu est connu pour avoir une très belle collection d’art primitif qui continue de l’inspirer. Alentour, sont disposées quelques grandes œuvres produites lors des voyages en Afrique. Ici sur une écorce d’arbre, une immense peinture d’une figure aux bras levés. Elle évoque les statues originales africaines recouvertes d’une patine de latérite ocre rouge. Cette œuvre s’offre dans sa plénitude ambiguë : mi-masculine, mi-féminine, une paume ouverte, l’autre fermée. Ses bras lancés vers le ciel rappellent les sculptures Soninké, Tellem et Dogon. La proximité musulmane (les peuples Peuls ne sont pas loin) se devine par la présence d’un collier qui peut évoquer les bijoux composés d’amulettes renfermant des versets coraniques. Un pagne schématique fait penser à l’influence vestimentaire des Djennenké… Cette membrane de bois coloré serait sûrement considérée par les Dogons comme un « dege », c’est à dire un objet dont la dimension esthétique doit autant émouvoir celui qui l’observe que celui qui l’a commandé. Et pourtant, on reconnaît au premier regard que c’est une œuvre d’A–Sun Wu, adepte d’un jeu de volumes pleins et charnels dans son graphisme sauvage.

Le camouflage des racines

R.F. « Quand on regarde votre œuvre au premier abord rien ne laisse percevoir que vous êtes originaire de Taïwan. Comment réagissez-vous à cette lecture ? »

A-Sun Wu : « C’est vrai, avant je faisais aussi de la calligraphie. Mais je me suis éloigné de la culture chinoise car il y a un grand parcours de ma vie qui s’est passé dans la jungle. Je me sens très à l’aise à vivre sans ces éléments asiatiques. Je pense que dès qu’on habite quelque part, on fait parti de la communauté dans laquelle on se trouve. Moi, je n’ai pas vécu si longtemps à Taïwan, cela fait déjà quarante ans que je parcours le monde ! Je n’aime pas beaucoup le confort moderne, j’ai des goûts très simples et très naturels. Quand je suis à New York, à Paris ou à Taipei cela n’est pas très bon pour mon œuvre or la création est vraiment le cœur de ma vie. Cela ne devient intéressant que quand je suis dans la jungle ! J’ai toujours encore besoin de parler avec les arbres, de communier avec la nature.

Pour revenir à votre question, des artistes contemporains chinois comme Zao Wou-Ki ou Chu Teh-Chun que j’ai bien connus, sont restés d’une certaine manière dans la calligraphie traditionnelle. Moi, je veux toujours être en partance et je veux renouveler l’énergie qui est à l’intérieur de mon corps. J’aimerais incarner le symbole du Ying et Yang sur n’importe quels supports : le bois, la toile, sur des tissus exotiques. J’exprime souvent dans mes tableaux des histoires d’amour, des scènes de la vie quotidienne : « Une mère qui apprend à lire à son petit », « Des amis d’enfance », « Un portrait de famille », « La joie de la saison des pluies dans le désert »… Mais derrière tout mon travail, je veux surtout montrer et dégager de la vitalité. »

R.F. : « Dans votre œuvre je perçois une sorte de grammaire formelle qui pourrait faire penser cependant à d’anciens idéogrammes, particulièrement à l’écriture sigillaire que l’on trouve sur les écorces de tortues. Y a t il un lien avec cette écriture chinoise primitive ? »

A-Sun Wu : « Chez moi plusieurs cultures se rejoignent et vous avez raison : ma peinture est une sorte de nouvelle calligraphie sur support de bois. Mon dessin de lianes et de traits peut être assimilé à une énergie proche des idéogrammes traditionnels. Par exemple, chaque fois que j’arrête un trait, le pinceau s’appesantit ; j’y mets un peu plus de force, comme dans la calligraphie, pour pouvoir repartir. »

R.F. : « Considérez-vous que vos pièces, comme les immenses troncs sculptés que vous avez présenté à Pékin pendant les Olympiades de 2008, sont comme des totems qu’on trouve en Alaska, en Amazonie ou en Afrique chargés de pouvoirs magiques ? Rappellent-elles aussi les forêts de stèles gravées des temples chinois ? »

A-Sun Wu : « Les totems et les pierres dont vous parlez ne sont pas l’invention d’un seul artiste. Je veux dire par là que c’est une répétition de génération en génération, une sorte de religion conventionnelle. Il est évident que l’amateur qui achète une de mes œuvres aura une part de mon énergie. Quand vous regardez bien mon travail vous découvrez des serpents sur lesquels se trouvent des triangles. Cela se retrouve dans toutes les sociétés primitives, car le serpent symbolise une certaine puissance. A Taïwan, je connais des gens originaires de tribus qui pensent qu’ils sont les descendants du serpent. D’après la légende cela leur donne une force intérieure : c’est une sorte de thérapie. S’ils croient au serpent, ils croient en une puissance invisible qui les protège et les rend forts.

Dans la société traditionnelle taïwanaise, si dans la famille il y a quelqu’un qui tombe malade, on l’emmène souvent voir un chaman. Sa méthode est de tuer un coq, de prendre son sang en tant qu’objet qui chasse les mauvais esprits, de maculer un papier d’offrande et de le coller sur la porte de la maison du malade pour la protéger. En Afrique, dans les Caraïbes, on fait la même chose avec des moutons ou des agneaux. Aujourd’hui, il est malheureusement très facile d’oublier ce genre de rituels, de se laisser aller à la vie occidentale : c’est pourquoi, comme mon ami Miguel Barcelo qui travaille sur les rites des tribus Dogons, pour ma part, j’ai souvent besoin de retourner dans le Pacifique Sud pour continuer à m’imprégner de ces rites et de ces coutumes qui me passionnent. Même si la vie n’est pas toujours facile au bout du monde, en tant qu’artiste j’ai besoin toujours de me nourrir de toutes ces cultures primitives. »

Dans « La Nausée » de Sartre, il y a deux objets dont la vue suscite chez Roquentin un sentiment d’absurdité existentielle qui aboutit physiquement au mal être : un galet poli par les vagues, une racine noueuse. Paradoxalement ce sont là précisément deux types d’objets recherchés par les collectionneurs asiatiques que leur contemplation plonge dans l’extase. Ces symboles d’une philosophie diamétralement opposée peuvent être aussi considérés comme des condensés des arbres et des pierres choisis comme références picturales par A-Sun Wu. Sa peinture décline au premier abord un registre pulsionnel et convulsif qui met en avant la conviction du geste, puis très vite, ses personnages à l’allure de masques africains ou océaniens dégagent une sensualité inédite et une douceur contagieuse. L’œuvre d’A-Sun Wu peut servir d’illustration au fameux texte de Su Dongpo (1036-1101) où le poète exprimait son admiration pour les peintures de bambous de son ami Wen Yuke qui avait réussi à atteindre la perfection du naturel : quand il peignait des bambous, il n’avait plus besoin de les regarder, car il devenait lui même bambou. A-Sun Wu, à force de quêtes et de voyages autour du globe est entré en parfaite adéquation avec la nature : arbres, branchages, écorces, lianes… lui permettent de tisser un lien unique avec le végétal pour devenir un vrai « primitif ». Il perçoit toutes les sensations portées par le cycle du temps et de la vie, « calligraphie » à sa manière les signes, les hommes et les animaux des jungles du monde. Son œuvre plaide en faveur des peuples archaïques et pour une planète qu’il souhaite voir redevenir plus bleue.

Renaud Faroux, Paris, Avril 2011



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