A-Sun WU : dans la jungle des signe

Par Renaud Faroux, Historien d’art

« J’étais parti dans les bois, parce que je souhaitais vivre délibérément, afin de me confronter aux faits de la vie, et voir si je ne pouvais pas y apprendre ce qu’elle avait à m’enseigner, et pour ne pas, quand vient la mort, découvrir que je n’avais pas vécu.»
Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois.

L’artiste A-Sun Wu, né à Taïwan en 1942, s’attache à exprimer les éléments primordiaux qu’il a découverts lors de ses voyages au bout du monde. Depuis les années 1970, on retrouve ce voyageur impénitent à Paris, New York, en Espagne,en Afrique, en Amazonie, en Indonésie ou dans les îles du Pacifique Sud. Son œuvre a pour constante une violence gestuelle et une matérialité brute qui s'extériorisent dans sa peinture, sa sculpture et ses contre-reliefs. Dans la mouvance Néo-Expressionniste des années 1980, ses créations pénétrées par l’amour de la nature, des pierres, des arbres, des écorces, des lianes se rattachent à l’art dit « primitif », mais avec un étrange sentiment d’équilibre ressenti et communicatif.

On assiste ainsi chez lui à l’heureux mariage original de l’Asie avec l’Europe, l’Amérique, l’Afrique et l’Océanie ! Comme le souligne le critique d’art Gérard Xuriguera : « Parti s’informer du monde et se former à d’autres regards, A-Sun Wu a su conjuguer les legs culturels engrangés dans ses périples, et les émergences de l’art occidental, dont il jumèle le sens dans la synthèse… » C’est cette synthèse qu’il est passionnant de décrypter et d’analyser afin de rendre compte de la créativité fulgurante de ce virtuose que l’on pourrait qualifier de « World artist » comme on parle de « World Music ». Rencontre.

Cartographie d’A-Sun Wu

A-Sun Wu nous accueille à Villeneuve Saint-Georges dans une ancienne usine transformée en vaste atelier lumineux. Des sculptures anthropomorphiques imposent leur présence, entourées de grands tableaux, de contrereliefs en bois, de tissus indiens balafrés de beaux visages cernés de blanc et de noir. Sous la verrière, un grand personnage composé de métal rouge et blanc est particulièrement captivant. C’est un assemblage de pièces détachées de voiture d’où surgit une tête ironique de crocodile qui montre les dents avec des tubes d’échappements en guise de bras et de jambes. Cette drôle de chimère dribble avec un ballon de pacotille. Ce nouvel « Homme qui marche » s’inscrit dans l’histoire de la sculpture moderne depuis Rodin jusqu’à Giacometti ! Mais ici le propos prend aussi une allure politique comme le souligne A-Sun Wu : « Cette sculpture commandée en 1998 par le Gouvernement français lors de la victoire de la Coupe du Monde reste symbolique. En Afrique, en Amazonie, même si les gens n’ont toujours pas beaucoup à manger, ils ont le football ! Ils n’ont pas de vrai ballon, ils le fabriquent eux-mêmes avec des bouts de tissus, de pneus… J’ai été frappé le long des Amazones par les récits des chasseurs de crocodiles. Quand vous coupez la tête d’un de ces reptiles, c’est comme pour une poule, il peut continuer d’avancer ! Pour moi, les vainqueurs, sportifs ou autres, tous ceux qui arrivent au pouvoir ne sont plus des hommes, ils deviennent des animaux voraces. »

L’artiste nous invite à prendre place autour d’une tasse de thé vert et raconte son parcours : « Je viens de la campagne, mes parents étaient des paysans dans le Nord-Est de Taïwan où il y a encore beaucoup de communautés tribales qui vivent dans les montagnes. Quand j’étais petit, je jouais comme un enfant sauvage sans habit et ne connaissais que la nature. Elle reste primordiale pour moi. J’aime à dire que je viens de la jungle, car la plupart de mon temps je l’ai vraiment passé dans les forêts.»

Renaud Faroux : « Qu’est ce qui vous inspire plus particulièrement dans la nature ? »

A-Sun Wu : « J’aime les arbres, les animaux, les insectes… Enfant je parlais avec les grenouilles, les libellules, les moineaux, les papillons ; adulte, j’ai connu la philosophie chinoise, le tao, la pensée de Lao Tse et j’ai approfondi mes connaissances en ce domaine. »

R.F. : « Quel a été votre parcours artistique ? »

A-Sun Wu : « J’ai été formé aux Beaux-Arts de Taipei où j’ai appris la peinture, l’aquarelle, la calligraphie. J’ai travaillé d’une façon très traditionnelle et classique. Je suis inspiré par la poésie chinoise, aussi bien par les auteurs anciens comme Du Fu, Wang Wei, Su Dongpo que par les poètes contemporains : tous sont en communion avec la nature. Puis j’ai reçu une bourse pour partir aux Beaux-Arts de Madrid. Là, je mes suis passionné pour les grands classiques : Greco, Velasquez, Goya, Picasso… L’Espagne est différente des autres pays. Par sa situation géographique, elle est un pont entre l’Europe et l’Afrique, c’est quelque chose que l’on ressent devant les œuvres de Tapiès, Saura, Barcelo… La première fois que je suis venu à Paris et que l’on m’a demandé d’où je venais, j’ai répondu que j’arrivais d’Espagne et on m’a rétorqué : « Tu viens d’Afrique ! » Il y a d’ailleurs une phrase de Schopenhauer qui dit que l’Afrique commence dans les Pyrénées ! Ce que je retiens profondément de ce pays, c’est la couleur éclatante du soleil et la pauvreté de la terre où on a du mal à faire pousser quoi que ce soit. Des images très fortes perdurent en moi : des étendues désertes, des pierres… Mon professeur à Madrid m’a expliqué un jour quelque chose de très important, il m’a dit : « Tu peins l’extérieur des paysages, il faut que tu les peignes de l’intérieur ! »

Est-ce un signe, j’ai eu mon diplôme d’arts plastiques le jour de la mort de Picasso ! Je me souviens : j’étais à Madrid, il y avait des drapeaux noirs à chaque maison. J’ai demandé aux gens ce qui se passait et on m’a annoncé que Pablo était mort.

Je me suis installé ensuite à New York et c’est là que j’ai décidé de composer mon vocabulaire personnel. On ne devient un vrai peintre que lorsqu’on est reconnu au premier coup d’œil sans besoin de déchiffrer une signature. Puis je suis parti en Afrique, en Amazonie, en Océanie. A travers le monde pour oublier toutes influences, pour trouver mon style et composer un art qui me soit propre. »

R.F. : « Quels souvenirs gardez-vous du New York de la fin des années 1970 ? »

A-Sun WU : « Ma vie à New York était très dure. Les galeries trouvaient ma peinture trop européenne, j’avais du mal à exposer. Pour subsister, j’étais chauffeur de taxi. Mon souvenir du New York de l’époque n’est pas très reluisant. Je voyais la ville comme un bordel et une prison ! Les gens « normaux » ne sortaient pas la nuit. Mon travail était très dangereux mais à la différence de la plupart des autres chauffeurs, je n’avais pas peur d’aller partout car on trouvait que je ressemblais à un Portoricain et je savais parler espagnol ! J’ai été chanceux : depuis « West Side Story » il y avait une sorte de mythe autour des gangs portoricains !

Finalement, j’ai pu montrer mon travail. J’ai commencé à peindre dans un style très proche du photoréalisme mais je ne dirai pas que j’ai été influencé par la culture de la rue, les graffitis, le hip-hop. C’est vrai qu’à l’époque on commençait à voir des inscriptions dans le métro, c’était la fin du mouvement hippie, le début des punks. Cela m’a peu marqué, je suis resté avec mes traditions indigènes. Pour moi, il n’y a pas d’évolution dans l’art et la culture : les styles changent, mais l’émotion artistique reste identique. En tous cas, le vent de liberté qui soufflait sur « la Grosse Pomme » m’a ouvert l’esprit et m’a fait prendre conscience que tout pouvait devenir art. »

R.F. : « Pouvez-vous me parler de votre relation avec le peintre surréaliste Roberto Matta ? »

A-Sun Wu : « Avant d’être peintre, il ne faut pas oublier que Matta était architecte. Il a même travaillé dans le Cabinet de Le Corbusier ! Je l’ai rencontré à Paris et nous sommes devenus bons amis, il est même venu plusieurs fois dans mon atelier à Taïwan. Il avait un dessin très libre. Quand on buvait ensemble le café, il aimait tremper son doigt dedans et commençait à dessiner sur la nappe de façon très spontanée. J’ai une autre anecdote sur lui que je trouve très caractéristique du personnage : un jour le président Chirac invite le président du Chili à Paris. La première chose qu’a faite le président chilien en posant le pied en France, avant même d’aller rencontrer le président français, c’est d’aller saluer Matta qui lui a dit : « Mais vous êtes quelqu’un de très occupé, pourquoi venez-vous voir un pauvre peintre chilien exilé à Paris ? » Son président lui a répondu qu’il ne venait pas simplement voir un artiste, mais un véritable héros du Chili ! Donc voilà Matta, plus important qu’un président ! »

A-Sun Wu repousse sa chaise et part soudain à la recherche d’un document. Il revient rapidement avec dans les mains un petit dessin licencieux de Matta et continue : « Nous avons aussi fait des tableaux ensemble ! Roberto était quelqu’un de complètement fou avec qui j’ai appris beaucoup de choses. Nous avions tous les deux une grande capacité à transformer les objets en œuvres d’art. Une fois à Taïwan, il avait rendez-vous avec un de ses amis dans un grand hôtel. Il frappe à la porte et personne ne répond. Il décide de laisser un message et commence à peindre la porte de la chambre ! Le manager de l’hôtel arrive furieux et lui demande de rembourser les dégradations. Il ne savait pas qui était Matta et qu’il aurait pu vendre ce châssis improvisé plus de mille fois le prix ! »

Une pièce exposée dans l’atelier démontre de même l’inventivité géniale d’A-Sun Wu : c’est une sculpture composée de simples têtes de pioches de tailles différentes assemblées avec recherche dont le chromatisme éclatant se détache sur le sol. Ce « Mille pattes » d’une longueur fantastique se contorsionne et semble se mouvoir étrangement comme une créature vivante en train de creuser indéfiniment… Alors qu’A-Sun Wu continue de m’entretenir de Matta, j’admire un des grands portraits gestuels féminins dont la beauté irradie l’atelier, un personnage-totem « chaoscosmique » comme aurait dit le maître chilien. J’ai en tête une de ses citations peu conventionnelle pour un peintre : « Tuez l’optique ! » Comme Matta, A-Sun Wu voit et donne à voir à travers une montagne, un arbre, une écorce, un rudimentaire objet récupéré… Démiurge, il nous permet de toucher le ciel avec « Le rêve du vol d’un aigle » ou « Les prophètes de l’Afrique », de nous enfoncer dans la terre en suivant « Le taureau sillonnant le champ », de découvrir les relations invisibles entre une chose et une autre au cours d’ « Une soirée du bonheur » où « L’oiseau, l’enfant et la mer » se reposent dans « La tranquillité », de traverser les surfaces pour pénétrer dans le monde de la jungle qu’il rend diaphane car il conçoit des êtres de la naissance à la mort et parvient à étirer le monde quand « La connaissance éloigne la peur ».

L’équilibre et l’énergie de la couleur

R.F. : « Quand est apparu votre propre vocabulaire plastique ? »


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