Un bestiaire anthropomorphe

Par Gérard Xuriguera

La sculpture, telle qu’elle était encore envisagée à l’orée de la décennie cinquante, a considérablement élargi son concept, allant jusqu’à amalgamer peinture et troisième dimension, nouer des rapports étroits avec l’environnement et convoquer l’éphémère. Relégués les appuis de la ronde-bosse, du bloc et du socle, enrichie par l’éclosion des nouvelles technologies et le questionnement sur ses moyens, elle est passée du plan à l’espace et a vu les idées se substituer aux formes. Autosuffisante, évidée, simplifiée, l’accent mis sur la spécifié du matériau, a cédé le pas au sens donné au matériau. Elle a su aussi jumeler l’art et la vie, jouer sur les détournements de l’objet et recycler les matériaux déchus de notre société repue, en les parant d’autres signifiants.

C’est le cas d’A-Sun Wu, dont le processus ne s’est jamais coupé du face à face avec la matière, fut-elle récupérée, et du contact avec l’organique, comme l’atteste la courbe globale de son écriture. Conjointement, on ne manquera pas de constater les similitudes thématiques qui colligent sa peinture et sa sculpture, en nous disant leurs sources communes. Des sources non pas rivées à des racines réductrices, mais générées par les effets d’une transhumance aux quatre coins de la planète, au cours de laquelle l’artiste taïwanais s’est immergé au sein des peuplades les plus archaïques du Pacifique Sud, d’Afrique et d’Amérique Latine. Il s’est ainsi imprégné de l’esprit indigéniste de chaque communauté, sans céder au goût du métissage : seulement comme tremplin pour alimenter son imaginaire.

Fils d’un forestier du centre de son île, sa connivence native avec la nature insoumise et la fréquentation des êtres de modeste condition, l’ont aidé à comprendre et à sentir les comportements individuels et collectifs, les croyances, les modes de vie, les phénomènes rituels et l’expression artistique des tribus dont il a partagé le quotidien, après des intervalles prolongés en Espagne et aux Etats-Unis. De ces randonnées aux antipodes, il a ramené les tables d’un vocabulaire sans fard, parfois heurté, parfois ironique, voire ludique, mais toujours existentiel, dont son parcours réverbère les inflexions tantôt bousculées, tantôt attendries, où l’analogie prévaut sur la narration.

Aujourd’hui devenu une des figures majeures de l’art en Asie du Sud Est, il s’est aussi fait connaître en Espagne et en Italie, et bien sûr à Paris, sa ville d’adoption, tout en restant fidèle au baroquisme de son répertoire. Aussi à l’aise dans sa pratique sculpturale que picturale, il a conçu une œuvre forte et homogène, à la fois basée sur la spontanéité et l’intériorisation du référent, d’où s’exhale une formidable énergie. Peu enclin à se laisser rattraper par des encadrements de convention, il a préféré détacher l’expressivité directe et sensitive de la matière, et la poétique revisitée de l’objet brut, plutôt que s’abandonner aux surenchères écolo-idéologiques de l’Arte Povera, à la neutralité minimaliste ou au strict message transgressif de Marcel Duchamp.

Eveilleurs de nouveaux territoires, sondeurs malicieux du subconscient, métisseurs de substances plurielles, les artistes contemporains se sont-ils mués en « marteaux sans maître » ou en forgeurs de maléfices ? Et Taïwan, la grande terre amarrée au rivage de la Chine, s’est-elle soudainement transmutée en « Ile du Docteur Moreau », peuplée d’une faune ahurie, effarante, issue d’hybridations sans bornes ? Où alors cet ilot-laboratoire difficilement localisable, entre des chantiers à Sumatra et deux ateliers à Taipei, serait-il tout bonnement installé en proche banlieue parisienne ? A l’abri d’une façade d’une inquiétante banalité, le vaste atelier d’A-Sun Wu héberge une mystérieuse animalerie, galerie de personnages détonants, surgis de cette chirurgie interdite qu’est la sculpture, tout un éventail d’êtres vivants venus des songes d’un docteur Frankenstein, assemblant les rebuts de bois et les démembrements d’autant d’objets ordinaires.

Parti donc un peu partout s’informer du monde et se former à l’épreuve d’autres regards, A-Sun a recueilli dans sa tête et sur ses carnets de croquis, le plus d’images possibles, avant de revenir au pays lesté des mille motifs empruntés aux peuples supposés primitifs, auxquels il s’est profondément identifié. Au gré de son itinéraire pictural comme dans sa sculpture, il se mit à chercher la connexion des incompatibles.

Maintenant, en remontant une quinzaine d’années en arrière, trois pièces sanctionnent les engagements de l’artiste. En 1992, tâtant les matériaux nobles, il tire de la pierre taraudée un « Lion et fille », implanté sur le Parc d’Hakone, au Japon, où le félin semble affublé d’une tête de poisson rêveur, loin de son aura de Roi de la jungle. La même année, « Le regard lointain » est celui d’un gorille de bronze lardé de scarifications, doté d’une énorme tête privée de tronc, et d’un nez de boxeur sonné, comptant les étoiles. Puis, encore en 1992, avec des pièces récupérées cette fois, c’est un autre monstre, qui serait le fruit du coït inconcevable entre un dragon et une locomotive : ce « Taureau industriel » aux allures tubulaires de chaufferie et aux orbites globuleuses, témoignant de la période formatrice d’A-Sun Wu en Espagne, où il apprit à parler le castillan et la corrida. Ce sujet, d’ailleurs, reviendra plusieurs fois, comme ce « Taureau pensif » en 2002, avec ses cornes bizarres en dents de scie.

Le décor est planté. Répudiées ses réalisations coulées dans le prestige de la pierre et du bronze, A-Sun Wu s’est converti à la récupération, à l’emploi seconde, au détournement de fonction, à la recréation du monde. Instruments aratoires hors service, fourches fatiguées et râteaux en retraite, roues et cadres de vélos vrillés, selles aux museaux allongés, sièges métalliques mal en point ou chaise pour bébé haut perchée, pots d’échappement et réservoirs cabossés, jerrycans et poteries, réveils et accessoires d’horlogerie, établi et scies de bûcheron ou de menuisier, fers à chevaux et enclumes de cordonniers, hachoirs à viande et gros tuyaux, herses, diables, outillage varié…

Tressent une iconographie insolite au chromatisme rutilant, toute une rêverie primitive articulée à partir de l’objet voué au rebut, rejoint, sur un autre versant, avec ses vertus distinctives, l’appropriation de l’objet soustrait aux scories de notre civilisation urbaine ou industrielle prônée par le manifeste du Nouveau Réalisme, mais en marge de sa notion quantitative, ici substituée par un glissement organique qui nappe la prédation objectuelle d’un humanisme jamais renié.

Deux lignes directrices s’éploient et se confondent dans cette syntaxe ambivalente, et l’on a peine à séparer l’une de l’autre, si tant est que les deux puissent être disjointes, dans la mesure où l’homme et l’animal y déroulent la même partition. En s’en remettant aux intitulés, ou situera d’abord des ossatures qui paraissent désigner le règne animal : « Deux insectes en promenade », l’un ramassé sur ses pattes courtes et bombées, l’autre en retrait, campé sur de longues jambes ; « Où est le serpent », à la tête recourbée en forme de vigie ; « Le Chien », cambré et vigilant dans une posture pacifique ; « Le mouton pensif », un tantinet désarticulé avec son cou suggérant une trompe d’éléphant ; « Le Cheval », are bouté tête en bas, le corps écussonné déplié dans une attitude ascensionnelle ; « Le journal d’une chèvre » où l’animal affiche des membres supérieurs en extension horizontale, comme une crucifixion, la tête minuscule et les pieds crochus…

La seconde thématique, d’après ses titres, semble viser la structure humaine, mais des récurrences animalières y confirment leur statut régulateur. Se succèdent alternativement : « Enfance », représentée par un gamin facétieux ; « Garde », la main accrochée à une lance effilée, à la manière d’un guerrier d’un autre âge ; « Jeune fille », dont le maintien faussement gracile dénote une vraie autorité, avec son faciès surmonté d’un curieux couvre-chef ; « Couple fermier », robuste armature quadrangulaire à la morphologie dédoublée, juchée sur des pointes de ballerine, mais à la tête unique ; « son amant », fier de sa prestance, une fourche en main, et drapé d’un blazer accompagné d’une sorte de jupette-tablier, d’où émerge une tête de taureau ; et encore « Jeune homme », « Epouvantail », « Le voyageur »…

Ces sculptures massives ou déliées, fragmentées ou à claire-voie, sont le plus souvent tissées d’éléments composites, élus pour leur capacité d’intégration aux desseins du sculpteur. Jaugés au départ, assouplis, redressés, martelés ou polis, ensuite emboîtés et soudés, ils sont peints le plus souvent à l’acrylique. Auparavant obsolète, ces objets et ces appareils passés de mode, cassés par les ans ou les impatiences, déchets d’une société pressée, acquièrent une existence neuve, sous la conduite organisatrice que leur assigne la geste grave ou enjouée d’A-Sun Wu. D’ailleurs, aux dires du philosophe : « L’art, c’est ce qui est inutile ».

Pourtant, si créer c’est transformer, rien ne se fait « exnihilo ». Infatigable détecteur d’objets oubliés ou rejetés, A-Sun a su les transposer et leur donner une âme, plus exactement une apparence animale. Néanmoins, ces êtres vivants ne correspondent pas au monde connu, mais à son monde à lui. Ils se profilent comme des créatures énigmatiques en prise directe sur la préhistoire, ou peut-être sur une post-histoire où domineraient de singulières machines animales. L’adjonction, de temps à autre, de véritables crânes de crocodiles ou d’autres espèces, nanties de larges mâchoires, confère à ces constructions de brie et de broc, une drôle de férocité visuelle. Ces ossements faciaux vraiment prélevés à l’univers du vivant, peuvent aussi faire penser aux masques rituels des danseurs possédés et transfigurés par la transe, écho des lointaines pérégrinations du formosan.

L’animalité s’immiscer également dans ces œuvres de façon plus secrète par l’essaimage d’une poudre de coquillages, support de signes peints par la suite sur le corps de ces créatures. Or, dans nombre d’ils du Pacifique, les amas de coquilles, avancent les paléontologues, sont l’un des plus antique symbole d’un habitat humain. De la sorte, dans cette quête à consonance anthropologique, les « objets inanimés » s’animalisent, et en retour, les animaux s’humanisent. Par exemple, « L’homme qui marche », exposé en 2000 dans les jardins du Palais Royal, ressemble à une girafe qui va l’amble, mais au vu de son titre, ne s’avère qu’un homme qui marche.

Une semblable confusion des espèces, proche du totémisme, véhicule des traînées couleurs sang, qui greffent ses tatouages sur la poudre blême des coquillages. Ostracisés par la modernité, ces objets se trouvent réintroduits dans la primitivité, réfugiés dans « l’aborigénalité » de l’art, ancrés au beau milieu du champ esthétique, où rien ne peut brider le regard.

Toutefois, la vision d’A-Sun Wu a-t-elle évolué au point d’oser un Christ crucifié, configuration humaine si divinisée, qu’il n’essaie pas de l’animaliser ? En induisant une tournure plus classique de la figure humaine, pour ne pas dire sacrée, entend-t-il souscrire à l’idée d’un créateur divin ? Cependant, sous le plâtre qui paraît momifier le corps, c’est une statue du XVème siècle qui est restaurée, du moins préservée en sa décrépitude, comme un cadavre embaumé. Et sur cette gangue, l’habituel tracé rouge qui sert quasiment de signature à A-Sun, déchire l’espace à l’instar d’une longue écorchure, un arrachage de lambeaux de peau.

Mais A-Sun Wu ne se contente pas de réaliser des pièces intimistes ou de moyenne dimension. Il aime aussi changer d’échelle et affronter l’espace nu ou celui de la cité, pour lever d’imposantes architectures en général verticales, qui reprennent les mêmes motifs linéaires sur leurs épidermes ridés, autrement formulé, les mêmes images schématisées de son bestiaire entre l’humain et l’animal. Des images qui procèdent des pulsions de la mémoire et des instances du vécu, en nous parlant implicitement des habitants de la jungle amazonienne, des esprits de Païwan, des chamanes de Borneo, des indiens de l’altiplano bolivien ou des tribus du Nigeria. D’épais cernes angulaires en relief et en creux, à l’état brut ou colorés, taillés sommairement dans la matière, réfléchissent tantôt des visages allusifs tels « Portrait » ou « Gamin », tantôt des silhouettes de « Femme » debout, de grande envergure, des « Portes » sacrée aux volumes géométrisants, ou un « Renard au visage d’homme», plaqué sur l’énorme colonne bariolée sise sur le Parc de Taoyuan, tantôt encore des « Couples », un obélisque corne ou des séries de totems, qui, tous sont érigés à l’air libre. Mais si au gré de ses nombreuses sculptures monumentales, disséminées au Portugal, au Maroc, au Japon, en Indonésie ou à Taipei, A-Sun use du métal et d’objets récupéré, il préfère dans le domaine particulier de l’art public, travailler le bois, le fouailler, l’inciser, le sertir et le soumettre. Ce matériau n’offre pas davantage de docilité, mais il apprécie sa résistance, sa chair dure ou veinée, qui stimulent sa joute avec la matière, où il grave avec autorité les codes emblématiques de sa grammaire.

Mais quels que soient ses postulats, l’œuvre d’A-Sun Wu exprime la marque des êtres vrais. Puissante et homogène, fervente et singulière, elle conjugue la prégnance du symbole et le souffle primitif, la réminiscence et la modernité, en réverbérant les forces obscures qui écartèlent la nature humaine, et la nature tout court.


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