A-Sun Wu: de notre mémoire jusqu’à l’infini

Par Luciano Caprile(traduction Patricia Sapone)

Entailler des troncs d’arbres pour y graver son âme, pour retrouver l’essence même de la vie. A-Sun Wu entreprend cette recherche non seulement en explorant et en révélant ses propres racines mais en interrogeant les gestes des populations qui cultivent ces dons de nos ancêtres qui appartiennent à notre histoire la plus lointaine et la plus authentique. Nostalgie du passé ? Pas du tout. Plutôt nostalgie d’un futur qu’il faut affronter et dessiner non pas en exhibant ce que nous étions mais plutôt comment, aujourd’hui, on peut et on doit encore être, une fois épurés des fragiles superstructures, une fois affranchis des comportements sournoisement consacrés au culte de l’apparence.

La ligne de conduite choisie par l’artiste chinois apparaît simple et efficace parce qu’elle est la seule qui permet de se regarder sans avoir recours à des subterfuges, sans s’encombrer d’oripeaux inutiles et sans exhiber des moralismes dont on a trop abusés : le couteau que l’on enfonce dans la matière ne connaît pas d’alternatives consolatrices, c’est un bistouri qui s’insinue dans notre chair suivant des parcours nets, inexorables, définitifs.

Un jour, alors qu’il se trouvait dans les entrailles d’une mine de charbon africaine, il découvre soudain que l’on peut utiliser l’ombre pour exprimer la lumière. Une révélation qui, il y a deux siècles, avait bouleversé et séduit Goya ; une révélation qui d’ailleurs avait « également foudroyé les premiers habitants des cavernes quand, avec un ravissement craintif, ils avaient réussi à fixer sur les parois les empreintes de leurs mains pour témoigner et exprimer à nouveau la vie. Pour nos lointains ancêtres sont ensuite venues les scènes de chasse : récits de vie quotidienne liés à la survie, indices utiles à la mémoire. A-Sun Wu a donc été assailli par l’impulsion créative engendrée par un besoin archaïque, promue par un instinct primordial. A partir de ce moment-là, dans ses œuvres « peintes », le tracé âpre et marqué se joint idéalement au noir des torches et, alors qu’il se consacre aux incisions, sa main semble être sollicitée par le feu qui marque en profondeur. Et cela se produit aussi quand l’image surgit alors qu’il détache un morceau d’écorce créant ainsi une simple variation de tonalité. Pourquoi cette sensation persistante, qui revient, irremplaçable dans la magie qui suggère les formes avant leur matérialisation se manifeste-t-elle ? C’est toujours grâce à cette ombre qui lors de l’invention devient lumière et guide les gestes qui surgissent inattendus et mystérieux du gouffre insondable des millénaires.

Le chemin qui a conduit A-Sun Wu à cette démarche artistique n’a été ni facile ni bref ; il a mûri au travers de circonstances survenues en particulier en Espagne et aux Etats-Unis après avoir obtenu son diplôme à la section des Beaux Arts de l’Université de Taipei. Les séductions de Goya, la fulguration pour Picasso et la successive fascination suscitée par De Kooning constituent non seulement le processus logique de maturation d’un jeune homme avide de connaissances mais alimentent aussi les sensations éprouvées pendant sa jeunesse, à Taiwan, au contact d’une nature parfois hostile mais qui, dans ses multiples formes organiques, détient les mystères de la vie. Si c’est chez Goya qu’il trouvera la clé de l’ombre qui devient lumière, il découvrira en Picasso le germe précieux des origines, du moment que le maître espagnol avait reçu son illumination personnelle à la vue de pièces de nature tribale observées à Paris. Grâce à De Kooning, il obtiendra au contraire la confirmation indirecte et définitive d’un tel processus, du moment que ses « women » peuvent renvoyer, par leur émotion et par leur empreinte, à certaines « vénus » paléolithiques.

La clé de voûte se trouve donc dans les origines culturelles de l’humanité et pour toucher du doigt ces origines, il lui fallait s’immerger tant physiquement que mentalement, dans un climat approprié. Comment faire ? La solution, pas facile, résidait à rejoindre les localités de la planète encore dépositaires du don de l’innocence créative ou qui, tout du moins, en avait conservé l’aptitude ou la mémoire. Ainsi s’expliquent ses voyages réitérés en Afrique, en Amazonie et dans le Pacifique sud et le travail de recherche, de compréhension, d’émerveillement fait avec les indigènes qui cultivaient encore avec naturel les coutumes transmises par leurs aïeux. C’était pour eux un signe de reconnaissance, de participation au sentiment panique de la vie et à l’esprit miraculeusement intact qui l’imprégnait. C’était pour lui l’occasion de se perdre, de fuir les regards et les habitudes du monde soi-disant civilisé pour pouvoir se retrouver, pour tenter de saisir résolument la vérité la plus secrète et la plus authentique de l’existence. Ainsi A-Sun Wu a découvert en soi un écrin inattendu de stupéfactions et d’émerveillements, il s’est ainsi reconnu un esprit maïeutique, comme nous le verrons par la suite. A partir de ce moment-là ses peintures ont acquis une nouvelle force, une vitalité sauvage et un rythme narratif motivé et sollicité par toutes les jungles traversées par son regard et son désir. Pour obtenir cela, il fallait pénétrer complètement dans l’esprit de ces peuples. A ce propos, je me souviens du petit signe de jalousie de Picasso envers Wilfred Lam qui réussissait à transférer « naturellement » sur la toile les figures tribales qui faisaient partie d’un bagage génétique personnel de matrice africaine et caraïbe. Lui, au contraire, devait chercher et capturer cette inspiration hors de lui même. Pour notre artiste chinois, il s’est passé à peu près la même chose et les résultats de cette recherche incessante et de son application parallèle émergent à présent dans toute leur péremptoire efficacité déclarative. Les œuvres nées de cette expérience présentent des rythmes musicaux engendrés par des éléments zoo anthropomorphes qui s’entrelacent, se poursuivent le long de modules répétés à la manière d’une écriture en images. En effet les toiles développent des récits d’une efficacité expressionniste essentielle du moment que c’est le tracé dur et articulé qui dirige et lie le sens immédiat de la narration. Le noir trace des sillons que le vert, le rouge, le bleu et le blanc imprègnent d’un caractère ultérieur, selon les émotions du moment, comme on peut voir dans Les années vivaces. Les signes parlent de mains, d’yeux, de bouches, d’animaux et de mouvements rythmiques d’aller-retour semblables à ceux de l’écho rompant le silence liquide et assourdissant d’une forêt qui, à chaque fois purifiée, renaît de la nuit. L’histoire continue à l’infini et voilà pourquoi les aborigènes s’adressent au totem, à la circularité répétitive d’un tronc qui trouve une ultérieure échappée descriptive dans un enchaînement vertical de figures, de symboles, d’invocations.

Les acryliques sur bois d’A-Sun Wu peuvent être considérés non seulement comme une variante des toiles mais comme un rapprochement voulu à l’idée d’ « objet trouvé », où c’est la forme de la pièce qui suggère le sujet et le parcours pictural conséquent. En effet, ce sont les discontinuités, les vides imprévus de matière à faire d’un fragment le lieu de l’inspiration, comme si l’image existait déjà dans le profil accidenté d’une écorce ou d’un débris et avait seulement besoin que quelqu’un l’évoque. Portrait de deux femmes en est un exemple caractéristique. En de semblables circonstances, le hasard s’allie au geste automatique de l’artiste pour devancer la pensée et pour susciter le ravissement résultant qui renvoie à la prise de conscience définitive. En d’autres occasions, le bois encadré et incisé suggère le parcours du dessin qui devient fugue en profondeur et ligne de peinture : tout cela advient dans La famille de Witi. Le même raisonnement vaut pour les sculptures en métal peint qui utilisent la technique de l’assemblage d’éléments très hétérogènes pour obtenir de nouvelles formes fantastiques. De Picasso à Mirò, du célèbre museau camus de la Chèvre évoqué par une selle de bicyclette jusqu’aux fusions en bronze de tout genre d’objet, les exemples ne manquent pas. Et les enfants de chaque latitude aussi…(en particulier les enfants des régions sous-développées) se sont depuis toujours ingéniés à construire des jouets en puisant matériau et fantaisie dans les déchets des adultes. A-Sun Wu a fait quelque chose de différent et de plus intrigant. A-Sun Wu a fait quelque chose de différent et de plus intrigant. Il a exploré les significations des éléments trouvés et ils les a mises en opposition entre elles en les rendant par conséquent attrayantes à nos yeux, à travers un chromatisme mimétique modulé. Chaises surannées, manches de parapluies, bêches rouillées, roues de bicyclettes, masques anti-gaz, roues dentelées et carcasses en plastiques ont récupéré l’honneur des feux de la rampe dans une articulation au caractère surréel, revêtue d’uniformité par l’interprétation picturale successive qui souligne, avec une bichromie marquée, certaines lignes sculpturales. On exalte ainsi le fil continu et enveloppant d’un récit aux multiples suggestions visuelles et tactiles.

Et venons-en aux imposants troncs d’arbre récupérés dans les endroits les plus éloignés du monde pour être taillés et racontés avec un style actuel et avec un esprit tourné vers une période qui a perdu le sens des minutes, des heures, des années, des millénaires. Ces œuvres n’ont pas une véritable datation (au-delà de celle éphémère apposée par l’artiste) parce qu’elles appartiennent à l’esprit du territoire qui les a engendrées. Les immenses fûts provenant du Mali, de Samoa, du Canada, de l’Amazonie ou du Queensland et souvent travaillés sur place avec l’aide des indigènes, se nourrissent de la lymphe commune. Le message gravé et décrit ne présente pas de discontinuités narratives et absorbe les contaminations suscitées par l’impulsion créative qui provient de régions géographiquement lointaines mais proches entre elles dans leur dialogue avec la nature. Dans un tel contexte l’héritage calligraphique de A-Sun Wu amorce des modules rythmiques nécessaires pour engager un discours universel sur des pages qu’on peut déchiffrer avec la raison et avec le cœur. C’est ainsi que tombent les barrières ethniques et faites de notions mnémoniques grâce à un langage universel en mesure de conjuguer les pulsions des habitants des îles Samoa avec celles héritées des Incas ou de l’ancienne Chine. La frise monte alors vers le haut ou se déroule le long de la circonférence comme un récit privé de ponctuation et de sens de lecture obligatoire. La circularité d’ailleurs aide à saisir chaque fois des émotions inattendues, aide à retrouver un lien avec soi même (avec sa propre sensibilité perceptive) dans l’image qui se représente dans les différentes stations contemplatives. La scène croit souvent selon un ordre spéculaire de formes et d’images. De même que les chasseurs de l’Amazonie se couvrent le visage avec un masque qui représente un oiseau pour pouvoir s’approcher de leur proie plus facilement, ainsi notre artiste alterne des masques humanoïdes aux sinuosités et aux dessins géométriques pour capturer notre attention et nous faire tomber dans le piège des interrogations, des surprises, des magies continuelles. Qu’il blesse et détache l’écorce avec une délicate répétition ou bien qu’il creuse le bois en profondeur, le résultat est un totem qu’il plante avec décision dans la clairière du temps pour l’annuler et l’immobiliser. C’est ce qui arrive dans les coins les plus sauvages des forêts qui les ont vus naître ou dans les places des métropoles qui les ont accueillis parfois comme des structures provenant d’un autre monde, d’une pensée que nous ne sommes plus habitués à percevoir et qui représente toutefois une part décisive de notre existence. Sans cette pensée nous serions inexorablement mutilés, privés du sens d’humanité le plus authentique. Les œuvres d’ A.Sun Wu nous disent ceci et bien plus encore si nous savons les écouter avec la disposition d’esprit nécessaire. Elles sont un livre qui recueille tous les livres, elles sont notre bouteille à la mer destinée à l’infini.


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