Un passeur de mythes

Par Gérard Xuriguera

Puisque l’ordre ancien de la représentation s’est brisé dans la fragmentation de l’image en mile parcelles impressionnistes, puis dans les stratifications cubistes ou les connotations oniriques du surréalisme, il faut à nouveau créer le monde. C’est là que se tient le combat de la peinture contemporaine, contre le chaos des matières et des couleurs, qui lui donne forme et sens.

Des architectes de l’image ont tenté de reconstruire, en déroulant la panoplie des abstractions chaudes ou froides, monochromes ou analytiques, passant de l’aventure de l’objet aux problématiques narratives. D’autres se sont figurés que de la pâte humaine pouvait surgir les cris les plus paroxystiques, quand certaines ont préféré traquer l’art de commencer au sein des productions des peuples réputés primitifs, ou des imaginations supposées brutes des habitants de la folie.

Partie de cette Chine éternisée en marge du séisme des civilisations ayant bousculé la perception occidentale, le taiwanais A-sun Wu s’est rendu en Europe et aux Amériques pour rencontrer les réinventeurs, sinon les rêveurs de mondes, dans ces immensités du Sud -- l’Amazonie, l’Afrique, la Papouasie – où la nature foisonnante fait perdurer la forêt des visions ancestrales.

Dans la grande île de Nouvelle Guinée, qui demeure encore aujourd’hui la plus secrète contrée de la planète, son art s’est nourri de celui des masques et de la symbologie totémique. En d’innombrables tracés ramifiés, cassés et repris dans une course angulaire, sa ligne rouge bordée de noir a incisé sur des fons blancs les signes d’une mystérieuse écriture, révélatrice de mythes inconnus de lui-même. Sous ces latitudes, il n’est pas question d’évocations, mais plutôt d’invocations. Et si, de temps à autre, on a le sentiment de croiser des figures, rien ne bascule dans la déclinaison des apparences. Ainsi, parfois, le rouge s’efface, le relais se voyant assuré par des cernes noirs qui renvoient à un idéogramme, tel « Baiser » de 1999. Et l’on se souvient que l’Odyssée d’A-sun Wu en quête de tous les postulats picturaux, constituait de par l’univers un vaste itinéraire circulaire, avec la Papouasie pour étape initiale avant le retour à Taiwan et aux calligraphies chinoises, parce qu’on ne va jamais plus loin que son origine. Son œuvre ne serait donc qu’une idéographie première, ignorée des dictionnaires, une pensée creusée hors des bruits de la parole, une langue tâtonnant dans sa tâche d’identification, dans la mesure où, le livre de la « Genèse » nous le remémore : créer le monde, c’est le nommer. C’est donc dans ce dévoilement éruptif du visible, et en particulier de l’organique, conditionné par son nomadisme, que s’est enracinée la trajectoire d’A-sun Wu.

Mais comme référence de ces œuvres, peu fréquentes chez lui, qui sanctionnent l’essentiel par la seule efficience du trait, nous reviendrons au « Baiser ». Dans cette structure à l’acrylique sur bois, à ne pas confondre avec « Couple », de 1999, également sur bois, dont la surface montre deux figures reconnaissables sommairement articulées, l’étreinte est invisible. Ce sont principalement des variations graphiques en triangle et des formes finement quadrillées en arrière-plan, qui définissent le support, en jouant sur les intervalles et les sédimentations tachistes, les brusques ruptures et les enchaînement étudiés, à compter d’une mise en page à claire-voie, d’esprit géométrisant, où le sujet a été absorbé par l’infrastructure linéaire. On peut certes rapprocher la rigueur du « Baiser », de « Mémoire de fermier » ou « d’Histoire du visage » de 1998, car ces deux compositions éludent le représenté, mais hébergent les coloris les plus vifs, qui irriguent autant de tressages en zigzag et de réserves éloquentes.

Maintenant, du bestiaire hiéroglyphique au procédé, où le A, par exemple, n’est jamais qu’une tête de taureau renversée, des graphismes pascuans ou naxis aux codex Mayas ou Aztèques, légions sont les systèmes scripturaux qui ont dessiné des silhouettes animales pour émettre les premiers signes, car les Dieux archaïques sont nés de la transformation totémique d’animaux en ancêtres.

Toutefois, si le règne animal, chez A-sun Wu, côtoie occasionnellement l’homme, sa ligne dominante se développe irréductiblement autour du siège de la figure humaine : individualisée, en couple ou en groupe, aux prises avec les aléas et les rites d’une quotidienneté durement éprouvée et rapportée dans son intensité maximale, quelles que soient les sources qui l’alimentent. De la sorte, sa grammaire picturale, à l’égal de sa sculpture ou sa céramique, n’est ni candide, ni maniérée, ni illustrative. Elle ne tombe pas dans le pathos, le cliché ethnographique, et ne s’en remet pas à des situations horrifiantes ou à l’aliénation de l’être. Bien entendu, elle cible des communautés déshéritées et isolées aux quatre coins de la planète, mais sans se prévaloir d’une morale sociale. Elle ne témoigne donc pas, mais donne à voir la part cachée de l’être. Peinture incarnée, sa ferveur allie intelligence et sensation dans la même densité crispée, où, en aucun moment, ne se dément l’intégrité de sa démarche. Et de s’élaborer, dans un tohu-bohu sonore, un lexique fissuré et mal équarri, couronné de faces informes et ricanantes, énigmatiques ou indifférentes, profanes ou déifiées, distantes ou ironiques, l’ensemble acculé à son esquisse, dans le souvenir revisité de très anciennes croyances.

Mais contrairement au bref volet géométrique à base de non-couleurs, précédemment mentionné, l’œuvre émergente d’A-sun Wu cultive un chromatisme tranchant, limité à des tous récents : le rouge, qui représente la vie et l’énergie, le noir, le pouvoir, et le blanc, un symbole de paix et de sérénité, auxquels ou adjoindra des ocres et des verts. Au fil de cette inépuisable galerie de personnages, « Le journal de la Reine », réalisé à l’acrylique et à l’encre indienne, en 2000, nous semble contenir la totalité des signes et des emblèmes de sa syntaxe. Verticale et frontale, l’effigie de la Reine dévide ses attributs anatomiques décalés, par assemblage de formes cornues, qui s’agrègent dans une suite d’échanges, laissant entre eux des espaces interactifs. Au faîte de cette intrication de membres décharnés et disloqués, dépourvus de chair, une tête ovale et amincie affublée d’yeux globuleux et de dents acérées en guise de chevelure, nous dévisage d’un air de défie. La brutale inscription de la touche, posée en rafales zébrées, la fermeté de la cohésion interne, l’inclination aux faciès écrasés, dilatés ou étirés, aux plans crénelés, l’éparpillement de certains détails, la concentration d’autres, l’impact des ratissages pulsionnels du pinceau ou de la brosse, le dosage de couleurs stridentes ou apaisées, la sève calleuse des accords, la monochromie griffée des fonds, enfin, l’omniprésence d’un trait régulateur, tout contribue à rendre la véhémence de l’expressivité, avec, en surplomb, au-delà de la récupération conjoncturelle des métissages, cette plongée au cœur des images collectives tribales aux couleurs de l’Afrique, de l’Amazonie ou des îles du Pacifique Sud, mais à l’écart des dérives fétichistes. Par conséquent, « Le Journal de la Reine », qui chevauche d’évidence des notations primitivistes davantage métaphorique que mimétiques, s’adosse également à une solide expérimentation de la peinture dite classique, en nous conduisant à la plénitude de l’art d’A-sun Wu.

Au cours de son processus analogique, une tournure mitoyenne apporte des éléments consubstantiels à sa compréhension, mais sans détournement de sens, autrement formulé, altération de son mode de pensée, où formes et symboles sont étroitement scellées. Sous sa main scriptrice, où l’influx gestuel ne cède qu’à « l’accident contrôlé », les faces humaines prennent souvent des configurations simiesques. Une analyse hâtive n’y verrait qu’une fable moralisatrice sur la bestialité de notre espèce. En revanche, une approche plus attentive y décèlerait le totem, la chiffre emblématique de toute une mythologie chinoise : celle des hommes-signes, symbole du peuple repoussé dans l’animalité par quelque envahisseur des origines, en dehors duquel rien n’est viable.

Armé de ses seuls instruments de travail, marques de son pouvoir créateur, le peintre issu de la plèbe serait-il le moderne avatar du fabuleux Roi des signes, virtuose manipulateur d’un bâton magique grâce auquel il vient au secours des plus faibles ? A-sun, néanmoins, ne recourt pas toujours aux visages simiesques, préférant séparer l’humain et l’animal en les juxtaposant, comme dans « Vache et maître » de 1999, ou « Petite fille à l’âne » en 2000.

En d’autres circonstances, il substitue aux têtes d’insolites hominidés métalliques, de véritables crânes de crocodiles. En découlent des sculptures aratoires ou animalières conçues de matériaux de récupération polychromes, ou une statuaire tubulaire anthropomorphe, qui façonnent d’étonnantes inventions nappées de résonances mythologiques, et prolongent son langage fondateur. Voici plus loin un tonitruant « Guerrier du Pacifique Sud », de 1998, rebaptisé ultérieurement « Force en mouvement », doté d’un bras-mitraillette, qui s’apparente à un vieux pot d’échappement prêt à gazer d’improbables adversaires. Plus avant, se détache « L’Homme qui marche », étrange silhouette géante de girafe carnassière, prêt à en débattre, voire à dévorer l’intrus qui s’attarderait à vouloir résoudre son énigme.

Faits du métal de la modernité et de l’os de la primitivité, ces dragons androïdes ont le corps recouvert de striures écarlates, qui ne sont plus ici l’essai d’une écriture, mais le bizarre schéma d’une incertaine circulation sanguine. Squelettes étiques mais maquillés de sang, morts accoutrés de totems futuristes ? Nous sommes impuissants à nommer ce monde, à qualifier ces monstres que seul serait à même de dissiper le bâton magique de nôtre ami, le Roi des signes, qui, sans doute, ne les a crées que pour en délivrer nos rêves.

On l’aura saisi, à la diversité des parti-pris visuels, répond une pluralité d’hypothèses de lecture, qui réverbèrent la résistance d’une telle signalétique aux jugements univoques. Mais finalement, fardée de tous les métissages recensés au gré de ses multiples transhumances, sous-tendue de toutes les légendes et de tous les mythes glanés au cœur des sociétés les plus enfouies d’Afrique ou du Pacifique, l’œuvre singulière d’A-sun Wu en réfléchit la synthèse dans un idiome décapant qui lui appartient en propre. Confronté au monde artificiel et standardisé qui nous circonvient, il en propose un autre, non convenu, en apposant une éthique de la vérité : la sienne. Loin des théories et des voies codifiées, il s’identifie à ses modèles avec quelque chose de vitale et de poignant, qui relève de la pure sensation. Peut-être même, se trouve t-il à son insu, dans ses trames existentielles ?


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